Synopsis : La famille Lelièvre pense avoir trouvé la bonne idéale
en la personne de Sophie. Celle ci n'est pas rebutée à l'idée d'être
employée par des bourgeois dans une demeure isolée. Elle se lie d'amitié
avec Jeanne, la postière exubérante du village.Les deux femmes ont en
commun un passé trouble : Jeanne a été soupçonnée d'infanticide, Sophie
a peut-être fait périr son père âgé et infirme dans un incendie. Sophie
souffre d'un immense complexe à cause d'un analphabétisme qu'elle s'efforce
de cacher. L 'amitié entre les deux femmes devient de plus en plus malsaine
et aboutit au drame final : le quadruple assassinat.
Dans cette analyse, il sera toujours question de " Don Giovanni " :
le personnage de Mozart a une personnalité bien définie qui nécessite
une autre lecture que celle du séducteur libertin, connu sous le terme
" don Juan ". Le film propose plusieurs pistes d'interprétations à partir
d'autres musiques mais cette analyse ne les aborde pas ou se contente
de les évoquer.
La musique de
Don Giovanni dans ce film
Elle intervient
au moment du dénouement du drame (position stratégique).
La rupture entre le monde des Lelièvre et celui de Sophie est socialement
effective, il n'y a plus de cohabitation possible. Les scènes et les
lieux se succèdent et s'accumulent, la musique joue ici un rôle fonctionnel
important : elle structure les changements incessants de lieux
et d'actions en une unité auditive : l'opéra de Mozart.
Quelques exemples :
- Sophie et Jeanne dans l'entrée (pas de lumière)
- Les Lelièvre dans leur espace : le salon
- Sophie et Jeanne occupent progressivement l'espace de la famille
- Séparation des territoires : Mr Lelièvre est tué à l'entrée de la
cuisine il a transgressé le territoire de Sophie, son corps
sera enjambé à plusieurs reprises.
La musique de Don Giovanni sera présente jusqu'à la fin du film (même
lorsqu'elle est " off " elle garde une connotation " in ").
1ère analyse
: choisir Mozart
La musique classique
est conventionnellement reconnue comme musique de prédilection de la
classe bourgeoise. En réalité, elle ne concerne que le siècle de Mozart
(siècle des Lumières)même si la coutume donne ce nom de " musique classique
" à toute musique " académique ".
Le choix de Chabrol mérite qu'on s'y attarde.
A l'époque de Mozart, les compositeurs sont attachés à une Cour, à une
instance religieuse (archevêché…) Ils sont " au service de ", font partie
des domestiques, Mozart portera la livrée des gens de service du Prince-Archevêque
de Salzbourg.
A cette époque, les compositeurs écrivent des musiques qui sont des
" commandes " de leurs maîtres : Mozart écrit ainsi des musiques pour
les Soupers de son prince. Adulé, enfant, par l'aristocratie européenne,
il ne fera jamais partie de ce monde, adulte, il sera sans doute le
premier compositeur à se révolter ouvertement contre cette condition
de laquais : il a réclamé l'indépendance dans la création, il n'a jamais
trouvé d'emploi fixe et il est mort dans la misère.
Nous sommes au siècle des Lumières, les monarques s'entourent de philosophes,
il faut noter au passage le choix paradoxal du prénom Sophie (analphabète)
et le relier au mot philosophie, l'érudition est le territoire des gens
de pouvoir. Le public contemporain de Mozart, qui a pu entendre ses
œuvres est un public " éclairé " ou qui se prétend cultivé (mettre en
relation le concerto pour flûte et harpe, utilisé par Chabrol dans la
scène de l'anniversaire, les citations philosophiques d'un invité ridicule
et l'attitude affligeante du fiancé de Mélinda qui cite le numéro d'opus
du concerto). La critique ne concerne pas l'érudition mais l'usage qui
en est fait.
2ème analyse
: choisir un opéra et un RAP
Opéra : dans la
langue française est un terme qui a une double signification : c'est
un lieu et une oeuvre.
L'opéra comme lieu :
- A l'opéra, le spectacle est " dans la salle " avant d'être sur la
scène : on s'y montre. La tenue de soirée était exigée, elle est encore
coutumière de nos jours nous comprenons le nœud papillon
dérisoire de M. Lelièvre.
- Le spectacle est dans le salon des Lelièvre (avant d'être retransmis
par la télévision)
- Ce salon devient un véritable opéra, par jeux de caméra : plans des
deux femmes en plongée et contre plongée.
2 effets de la contre-plongée
:
l'escalier
devient le lieu qu'on appelle " poulailler " à l'opéra (les places les
moins chères)
Sophie et Jeanne dominent désormais l'espace.
2 effets de la plongée :
Les Lelièvre deviennent les personnages que Chabrol nous
donne à voir.
Ils sont dépossédés de leur territoire.
-Le salon devient, pour nous spectateurs, la " scène " (c'est à dire
le lieu où évoluent les acteurs) le spectacle en direct est la tuerie,
mais l'opéra-spectacle continue à être retransmis par la télévision
et enregistré par le magnétophone*. Les couches
d'analyses sont multiples et superposées. (*on
comprendra plus tard la présence de ce magnétophone qui n'est pas seulement
un signe de richesse d'une classe sociale mais un élément de construction
pour la conclusion du film)
L'opéra comme
œuvre :
Un opéra est toujours donné en VO (= en italien pour cet opéra), il
est donc nécessaire d'en connaître l'intrigue. Il y a deux types de
spectateurs d'opéras : les mélomanes-connaisseurs et les mondains (c'est
un lieu de rencontre d'une classe sociale).
La famille Lelièvre est un public averti et authentique :
- Mme Lelièvre parle du " livret ", terme spécifique qui désigne le
texte d'un opéra, elle va suivre ce livret en italien (distance culturelle
renforcée avec Sophie qui est analphabète).
- M. Lelièvre et sa fille savent lire une partition d'orchestre, compliquée
même pour un musicien : accentuation de l'écart culturel avec Sophie.
Dans ce film, Chabrol ne fait pas une caricature simpliste de la société
bourgeoise, l'analphabétisme de Sophie et la violence qui en découle
sont toujours présents dans l'intrigue.
Le RAP (musique
" in ")
(séquence avec Sophie qui n'a pas pu trouver le document demandé parce
qu'elle ne sait pas lire)
Ce RAP n'a pas
été choisi au hasard.
Le RAP est un style musical nouveau, créé par les populations des quartiers
défavorisés aux USA, comme toutes les musiques populaires (le jazz à
ses débuts) il ne s'écrit pas mais se transmet par tradition
orale et permet l'improvisation. Le RAP d'origine est en langue " américaine
", fondé sur un " parlé-rythmé " spécifique à cette langue et à la façon
dont elle est parlée dans ces quartiers : les accents toniques et les
accents décalés sont de première importance pour ce style
ne pas savoir lire ni écrire la musique (analphabétisme musical) n'est
pas une entrave à la création. Le RAP français est déjà une adaptation
plus ou moins heureuse.
Le RAP qu'écoute Sophie à la TV n'est pas un RAP véritable, c'est un
RAP commercial, médiatisé, coupé de ses racines novatrices et c'est
un " RAP rigidifié " dont on peut même supposer qu'il est écrit : il
n'y a aucune place pour l'improvisation.
Le volume sonore est ici un élément particulièrement intéressant : signal
auditif volontairement exagéré, il est l'expression (extérieure)
d'un problème psychologique grave que Sophie intériorise de manière
maladive.
3ème analyse
: choisir Don Giovanni.
Pour comprendre
le choix de cette musique par Chabrol, il faut connaître l'intrigue
et la manière dont Mozart l'a musicalement traitée. Il s'agit d'un "
dramma giocoso " ce titre n'apparaît pas par hasard en gros plan
à l'écran. Les critiques musicaux sont eux-mêmes partagés pour analyser
cette œuvre et l'ambiguïté vient de la musique elle-même : chaque scène
est à la fois " giocoso " (légèreté) et réflexion profonde.
Bref résumé de
l'histoire : Don Giovanni (époux de Donna Elvira) se fait passer pour
le fiancé de Donna Anna, celle ci, découvrant la supercherie, alerte
son père, le Commandeur. Selon le code d'honneur de la noblesse, celui
ci exige le duel. Don Giovanni le met en garde à cause de l'inégalité
des rapports de force : son adversaire est trop âgé. Le Commandeur est
effectivement tué. Donna Anna et son fiancé jurent vengeance et poursuivent
Don Giovanni (toujours accompagné de son valet Leporello, personnage
cocasse mais intelligent). Cet opéra est donc construit sur la montée
progressive de la tension dramatique qui trouve son achèvement avec
la mort spectaculaire de Don G. ( lien avec le film)
Les rapports
avec le film : quelques pistes d'interprétations
Ressemblances entre Leporello et Jeanne :
Comme Jeanne, Leporello n'est pas au centre de l'intrigue, il est cependant
très présent ainsi que son point de vue sur la classe des maîtres.
Les deux personnages sont volontiers frondeurs.
1ère apparition de ces 2 personnages : pour Leporello, le dispositif
musical permet à Mozart de juxtaposer deux traits de caractère : révolte
et bonne humeur. Dès la 1ère apparition de Jeanne, le spectateur ressent
cette double personnalité en elle.
Leporello goûte un plaisir sadique à prendre sa revanche sociale sur
la classe des maîtres : il rappelle à Donna Elvira sa condition d'épouse
bafouée, d'autant plus humiliante que son mari la trompe avec des roturières
(air du catalogue " mille e tre "). A l'identique, Jeanne rappelle avec
sadisme le suicide de la 1ère femme de M. Lelièvre et ravive sa douleur.
C'est par Leporello que nous connaissons les frasques conjugales de
Don G., c'est par Jeanne que nous apprenons, en même temps que Sophie,
celles de Mme Lelièvre dans sa galerie.
Jeanne et Leporello savent occuper le territoire des maîtres : Leporello
porte les vêtements de Don G. et s'autorise des familiarités avec les
nobles, Jeanne investit les lieux (salon, télé des Lelièvre..) elle
est familière dans ses dialogues avec Mélinda., Mme Lelièvre…
L'introduction
Dans un opéra, la scène d'introduction s'appelle " ouverture ", elle
a un rôle fonctionnel : " hall d'entrée " auditif. La salle est éteinte,
souvent le rideau n'est pas encore levé, cependant la musique est déjà
à l'œuvre (l'orchestre joue seul, dans la fosse). Dans Don G. cette
ouverture contient à la fois les éléments du drame et les éléments giocoso.
Lien avec les images du film : Arrivée de Sophie et Jeanne (extérieur-
nuit) : nous sommes dans l'espace visuel d'une ouverture d'opéra.
L'ouverture de Don G. est en deux parties : 1er mouvement, grave et
lent, interrompu par un 2ème mouvement gai et vif. Lien avec le film
: Jeanne et Sophie s'amusent mais Chabrol nous prépare déjà à quelque
chose de plus grave, en musique " in " nous voyons et entendons le duel
et la mort du Commandeur sur l'écran de télévision.
Nous ne voyons pas la 1ère scène de l'opéra (giocoso) dans laquelle
le serviteur, Leporello nous fait part de ses griefs contre son maître
et dit " le mauvais maître engendre la malice du serviteur " (extérieur-
nuit également)
Chabrol a effectué un transfert, cette scène n'est pas absente du film,
elle correspond aux plans de Sophie et Jeanne (dans le jardin, la nuit)
puis à leurs rires et à leurs différentes farces dans la maison.
Les assassinats
L'histoire, dans Don G. est générée par un fait divers mortel, l'histoire
de l'amitié entre Jeanne et Sophie est nourrie par deux faits divers
mortels :
-Don G. n'a pas voulu tuer le Commandeur (il le dit) // Jeanne n'a pas
voulu tuer sa fille (elle le dit)
-Le Commandeur est un vieillard, il était trop âgé pour ce duel, il
en est mort // avec le père impotent de Sophie.
Cérémonie /
la mise en dérision
Dans l'opéra, comme dans le film, il y a mise en scène d'une cérémonie
dérisoire, en décalage par rapport à la réalité. Don G. invite la statue*
du Commandeur ( celui ci est mort, la statue*
est celle de sa tombe) et organise un repas en grandes pompes. Les seuls
invités à ce banquet sont Don G. et la statue ( Leporello fait le service
puis se cache sous la table, il enregistre tout ce qui se passe, comme
le magnétophone et reste très " giocoso "). La véritable cérémonie ne
sera pas le banquet mais la mort de Don G. // lien avec le film : les
Lelièvre sont en tenue de gala devant la télé, ils sont les seuls invités
à leur spectacle (Jeanne et Sophie s'amusent de leurs blagues = giocoso).
Le spectacle véritable sera celui de la tuerie.
Le fantastique
// le réel
Dans l'opéra de Mozart, la mort de Don G. est de l'ordre du surnaturel,
du fantastique : Mozart a accordé à ce passage une place beaucoup plus
importante que Molière dans Don Juan (il a lu cette pièce). La statue
engloutit Don G. dans les ténèbres, la musique de Mozart est d'une force
expressive rarement égalée (utilisation très particulière des trombones,
accents vigoureux de l'orchestre, introduction du chœur des damnés dans
un puissant unisson…) le valet est présent : il fait son travail de
domestique, le spectateur assiste comme lui, à cette mise en scène du
fantastique.
Lien avec le film de Chabrol : Sophie accomplit une dernière fois sa
tâche de domestique : elle fait le ménage, nous sommes ensuite plongés
dans l'univers du fantastique (sortie de Sophie : les lumières des ambulances,
les proportions du jardin…)
La narration
après le drame
L'opéra de Mozart ne s'achève pas par la mort de Don G. mais par une
narration : Leporello raconte à son entourage comment celle ci s'est
passée (passage guilleret).
Lien avec le film de Chabrol : celui ci s'achève par la retransmission
de la tuerie (le magnétophone volé par Jeanne rappel de
Jeanne // Leporello). Le personnage du gendarme et le magnétophone sur
le toit de la voiture ont un aspect cocasse.
En conclusion
" La cérémonie
" de Chabrol ne se résume pas au passage musical de Don Giovanni. mais
celui ci occupe une position stratégique dans le film.
D'autres musiques sont présentes et pourraient faire l'objet d'une étude
à part entière (exemple : la scène de l'arrivée de Sophie sur le quai
de la gare).
Cette analyse musicale est une piste qui nous permet de voir que ce
film n'est pas une simple critique de la bourgeoisie, cette piste est
exacte mais elle n'est pas la seule.
Chabrol semble connaître parfaitement l'opéra de Mozart, il fait peut-être
une critique de sa propre culture ! je suppose que c'est tout à fait
possible.
L'analphabétisme de Sophie est un handicap social et culturel doublé
d'un dérèglement psychologique qui ne cesse de prendre de l'ampleur.
La solitude de Sophie ne vient pas seulement de sa classe sociale :
elle est capable de trouver une amie et les Lelièvre sont aussi isolés
qu'elle. Elle était psychologiquement malade avant d'entrer au service
de cette famille, le drame est lié à la personnalité des deux femmes,
l'une est introvertie, l'autre extravertie et leur amitié n'est pas
fondée sur une simple connivence sociale mais sur des traumatismes graves
(morts non élucidées dans leurs entourages respectifs…).
Ce film, comme l'opéra de Mozart, est construit sur une alternance de
passages humoristiques et graves. On peut cependant difficilement parler
de comique même si le personnage de Jeanne (comme celui de Leporello***)
conduit à des scènes drôles.
Pour terminer voici ce que dit Chabrol :
" J'essaie de comprendre pour quelle raison un support musical préexistant
peut être plus efficace ou avoir un rôle différent, qu'une musique de
film traditionnelle " les Cahiers du Cinéma 1997
Par " musique de film traditionnelle " Chabrol entend : musique composée
pour le film (ne pas confondre avec la musique traditionnelle d'une
région, d'une ethnie).
***le mot italien " leporello " signifie en français : petit
lièvre !!! étrange coïncidence.
Brigitte
Boëdec
PS. Le roman "
l'Analphabète " mérite d'être lu : l'écrivain construit le dénouement
de l'enquête policière à partir des annotations musicales portées par
Mme Lelièvre sur le livret de Don Giovanni. Judicieux et étonnant.
-La comparaison entre ce
roman et son " adaptation " pour le cinéma par Chabrol est particulièrement
intéressante.
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