MISE EN RELATION : UN FILM / UN OPERA / UN RAP
" La Cérémonie " de CHABROL
" Don Giovanni " de MOZART
France-Allemagne
1995
Réalisation : C.Chabrol d'après le roman policier de Ruth Rendell : " AJudment in Stone " (L'Analphabète)
Musique originale : M.Chabrol interprétation : Jeanne : I. Huppert
Sophie : S.Bonnaire
Mme Lelièvre : J. Bisset
Mr Lelièvre : J.P. Cassel
Mélinda Lelièvre : V. Ledoyen etc
1995 : 62è festival de Venise : prix d'interprétation féminine : I. Huppert et S Bonnaire
prix de la presse internationale (Lumières de Paris)
meilleure actrice : I.Huppert 1996 :
21è Nuit des Césars : César de la meilleure actrice : I. Huppert

Version imprimable

 


Synopsis : La famille Lelièvre pense avoir trouvé la bonne idéale en la personne de Sophie. Celle ci n'est pas rebutée à l'idée d'être employée par des bourgeois dans une demeure isolée. Elle se lie d'amitié avec Jeanne, la postière exubérante du village.Les deux femmes ont en commun un passé trouble : Jeanne a été soupçonnée d'infanticide, Sophie a peut-être fait périr son père âgé et infirme dans un incendie. Sophie souffre d'un immense complexe à cause d'un analphabétisme qu'elle s'efforce de cacher. L 'amitié entre les deux femmes devient de plus en plus malsaine et aboutit au drame final : le quadruple assassinat.

Dans cette analyse, il sera toujours question de " Don Giovanni " : le personnage de Mozart a une personnalité bien définie qui nécessite une autre lecture que celle du séducteur libertin, connu sous le terme " don Juan ". Le film propose plusieurs pistes d'interprétations à partir d'autres musiques mais cette analyse ne les aborde pas ou se contente de les évoquer.

La musique de Don Giovanni dans ce film

Elle intervient au moment du dénouement du drame (position stratégique).
La rupture entre le monde des Lelièvre et celui de Sophie est socialement effective, il n'y a plus de cohabitation possible. Les scènes et les lieux se succèdent et s'accumulent, la musique joue ici un rôle fonctionnel important : elle structure les changements incessants de lieux et d'actions en une unité auditive : l'opéra de Mozart.
Quelques exemples :
- Sophie et Jeanne dans l'entrée (pas de lumière)
- Les Lelièvre dans leur espace : le salon
- Sophie et Jeanne occupent progressivement l'espace de la famille
- Séparation des territoires : Mr Lelièvre est tué à l'entrée de la cuisine —› il a transgressé le territoire de Sophie, son corps sera enjambé à plusieurs reprises.
La musique de Don Giovanni sera présente jusqu'à la fin du film (même lorsqu'elle est " off " elle garde une connotation " in ").


1ère analyse : choisir Mozart

La musique classique est conventionnellement reconnue comme musique de prédilection de la classe bourgeoise. En réalité, elle ne concerne que le siècle de Mozart (siècle des Lumières)même si la coutume donne ce nom de " musique classique " à toute musique " académique ".
Le choix de Chabrol mérite qu'on s'y attarde.
A l'époque de Mozart, les compositeurs sont attachés à une Cour, à une instance religieuse (archevêché…) Ils sont " au service de ", font partie des domestiques, Mozart portera la livrée des gens de service du Prince-Archevêque de Salzbourg.
A cette époque, les compositeurs écrivent des musiques qui sont des " commandes " de leurs maîtres : Mozart écrit ainsi des musiques pour les Soupers de son prince. Adulé, enfant, par l'aristocratie européenne, il ne fera jamais partie de ce monde, adulte, il sera sans doute le premier compositeur à se révolter ouvertement contre cette condition de laquais : il a réclamé l'indépendance dans la création, il n'a jamais trouvé d'emploi fixe et il est mort dans la misère.
Nous sommes au siècle des Lumières, les monarques s'entourent de philosophes, il faut noter au passage le choix paradoxal du prénom Sophie (analphabète) et le relier au mot philosophie, l'érudition est le territoire des gens de pouvoir. Le public contemporain de Mozart, qui a pu entendre ses œuvres est un public " éclairé " ou qui se prétend cultivé (mettre en relation le concerto pour flûte et harpe, utilisé par Chabrol dans la scène de l'anniversaire, les citations philosophiques d'un invité ridicule et l'attitude affligeante du fiancé de Mélinda qui cite le numéro d'opus du concerto). La critique ne concerne pas l'érudition mais l'usage qui en est fait.



2ème analyse : choisir un opéra et un RAP

Opéra : dans la langue française est un terme qui a une double signification : c'est un lieu et une oeuvre.

L'opéra comme lieu
:
- A l'opéra, le spectacle est " dans la salle " avant d'être sur la scène : on s'y montre. La tenue de soirée était exigée, elle est encore coutumière de nos jours —› nous comprenons le nœud papillon dérisoire de M. Lelièvre.
- Le spectacle est dans le salon des Lelièvre (avant d'être retransmis par la télévision)
- Ce salon devient un véritable opéra, par jeux de caméra : plans des deux femmes en plongée et contre plongée.
2 effets de la contre-plongée :
—› l'escalier devient le lieu qu'on appelle " poulailler " à l'opéra (les places les moins chères)
—› Sophie et Jeanne dominent désormais l'espace.
2 effets de la plongée :
—› Les Lelièvre deviennent les personnages que Chabrol nous donne à voir.
—› Ils sont dépossédés de leur territoire.
-Le salon devient, pour nous spectateurs, la " scène " (c'est à dire le lieu où évoluent les acteurs) le spectacle en direct est la tuerie, mais l'opéra-spectacle continue à être retransmis par la télévision et enregistré par le magnétophone*. Les couches d'analyses sont multiples et superposées. (*on comprendra plus tard la présence de ce magnétophone qui n'est pas seulement un signe de richesse d'une classe sociale mais un élément de construction pour la conclusion du film)

L'opéra comme œuvre :
Un opéra est toujours donné en VO (= en italien pour cet opéra), il est donc nécessaire d'en connaître l'intrigue. Il y a deux types de spectateurs d'opéras : les mélomanes-connaisseurs et les mondains (c'est un lieu de rencontre d'une classe sociale).
La famille Lelièvre est un public averti et authentique :
- Mme Lelièvre parle du " livret ", terme spécifique qui désigne le texte d'un opéra, elle va suivre ce livret en italien (distance culturelle renforcée avec Sophie qui est analphabète).
- M. Lelièvre et sa fille savent lire une partition d'orchestre, compliquée même pour un musicien : accentuation de l'écart culturel avec Sophie. Dans ce film, Chabrol ne fait pas une caricature simpliste de la société bourgeoise, l'analphabétisme de Sophie et la violence qui en découle sont toujours présents dans l'intrigue.

Le RAP (musique " in ")
(séquence avec Sophie qui n'a pas pu trouver le document demandé parce qu'elle ne sait pas lire)

Ce RAP n'a pas été choisi au hasard.
Le RAP est un style musical nouveau, créé par les populations des quartiers défavorisés aux USA, comme toutes les musiques populaires (le jazz à ses débuts) il ne s'écrit pas mais se transmet par tradition orale et permet l'improvisation. Le RAP d'origine est en langue " américaine ", fondé sur un " parlé-rythmé " spécifique à cette langue et à la façon dont elle est parlée dans ces quartiers : les accents toniques et les accents décalés sont de première importance pour ce style —› ne pas savoir lire ni écrire la musique (analphabétisme musical) n'est pas une entrave à la création. Le RAP français est déjà une adaptation plus ou moins heureuse.
Le RAP qu'écoute Sophie à la TV n'est pas un RAP véritable, c'est un RAP commercial, médiatisé, coupé de ses racines novatrices et c'est un " RAP rigidifié " dont on peut même supposer qu'il est écrit : il n'y a aucune place pour l'improvisation.
Le volume sonore est ici un élément particulièrement intéressant : signal auditif volontairement exagéré, il est l'expression (extérieure) d'un problème psychologique grave que Sophie intériorise de manière maladive.


3ème analyse : choisir Don Giovanni.

Pour comprendre le choix de cette musique par Chabrol, il faut connaître l'intrigue et la manière dont Mozart l'a musicalement traitée. Il s'agit d'un " dramma giocoso " ce titre n'apparaît pas par hasard en gros plan à l'écran. Les critiques musicaux sont eux-mêmes partagés pour analyser cette œuvre et l'ambiguïté vient de la musique elle-même : chaque scène est à la fois " giocoso " (légèreté) et réflexion profonde.

Bref résumé de l'histoire : Don Giovanni (époux de Donna Elvira) se fait passer pour le fiancé de Donna Anna, celle ci, découvrant la supercherie, alerte son père, le Commandeur. Selon le code d'honneur de la noblesse, celui ci exige le duel. Don Giovanni le met en garde à cause de l'inégalité des rapports de force : son adversaire est trop âgé. Le Commandeur est effectivement tué. Donna Anna et son fiancé jurent vengeance et poursuivent Don Giovanni (toujours accompagné de son valet Leporello, personnage cocasse mais intelligent). Cet opéra est donc construit sur la montée progressive de la tension dramatique qui trouve son achèvement avec la mort spectaculaire de Don G. ( lien avec le film)

Les rapports avec le film : quelques pistes d'interprétations

Ressemblances entre Leporello et Jeanne :
Comme Jeanne, Leporello n'est pas au centre de l'intrigue, il est cependant très présent ainsi que son point de vue sur la classe des maîtres.

Les deux personnages sont volontiers frondeurs.
1ère apparition de ces 2 personnages : pour Leporello, le dispositif musical permet à Mozart de juxtaposer deux traits de caractère : révolte et bonne humeur. Dès la 1ère apparition de Jeanne, le spectateur ressent cette double personnalité en elle.
Leporello goûte un plaisir sadique à prendre sa revanche sociale sur la classe des maîtres : il rappelle à Donna Elvira sa condition d'épouse bafouée, d'autant plus humiliante que son mari la trompe avec des roturières (air du catalogue " mille e tre "). A l'identique, Jeanne rappelle avec sadisme le suicide de la 1ère femme de M. Lelièvre et ravive sa douleur.
C'est par Leporello que nous connaissons les frasques conjugales de Don G., c'est par Jeanne que nous apprenons, en même temps que Sophie, celles de Mme Lelièvre dans sa galerie.
Jeanne et Leporello savent occuper le territoire des maîtres : Leporello porte les vêtements de Don G. et s'autorise des familiarités avec les nobles, Jeanne investit les lieux (salon, télé des Lelièvre..) elle est familière dans ses dialogues avec Mélinda., Mme Lelièvre…


L'introduction

Dans un opéra, la scène d'introduction s'appelle " ouverture ", elle a un rôle fonctionnel : " hall d'entrée " auditif. La salle est éteinte, souvent le rideau n'est pas encore levé, cependant la musique est déjà à l'œuvre (l'orchestre joue seul, dans la fosse). Dans Don G. cette ouverture contient à la fois les éléments du drame et les éléments giocoso. Lien avec les images du film : Arrivée de Sophie et Jeanne (extérieur- nuit) : nous sommes dans l'espace visuel d'une ouverture d'opéra.
L'ouverture de Don G. est en deux parties : 1er mouvement, grave et lent, interrompu par un 2ème mouvement gai et vif. Lien avec le film : Jeanne et Sophie s'amusent mais Chabrol nous prépare déjà à quelque chose de plus grave, en musique " in " nous voyons et entendons le duel et la mort du Commandeur sur l'écran de télévision.
Nous ne voyons pas la 1ère scène de l'opéra (giocoso) dans laquelle le serviteur, Leporello nous fait part de ses griefs contre son maître et dit " le mauvais maître engendre la malice du serviteur " (extérieur- nuit également)
Chabrol a effectué un transfert, cette scène n'est pas absente du film, elle correspond aux plans de Sophie et Jeanne (dans le jardin, la nuit) puis à leurs rires et à leurs différentes farces dans la maison.

Les assassinats
L'histoire, dans Don G. est générée par un fait divers mortel, l'histoire de l'amitié entre Jeanne et Sophie est nourrie par deux faits divers mortels :
-Don G. n'a pas voulu tuer le Commandeur (il le dit) // Jeanne n'a pas voulu tuer sa fille (elle le dit)
-Le Commandeur est un vieillard, il était trop âgé pour ce duel, il en est mort // avec le père impotent de Sophie.

Cérémonie / la mise en dérision
Dans l'opéra, comme dans le film, il y a mise en scène d'une cérémonie dérisoire, en décalage par rapport à la réalité. Don G. invite la statue* du Commandeur ( celui ci est mort, la statue* est celle de sa tombe) et organise un repas en grandes pompes. Les seuls invités à ce banquet sont Don G. et la statue ( Leporello fait le service puis se cache sous la table, il enregistre tout ce qui se passe, comme le magnétophone et reste très " giocoso "). La véritable cérémonie ne sera pas le banquet mais la mort de Don G. // lien avec le film : les Lelièvre sont en tenue de gala devant la télé, ils sont les seuls invités à leur spectacle (Jeanne et Sophie s'amusent de leurs blagues = giocoso). Le spectacle véritable sera celui de la tuerie.

Le fantastique // le réel
Dans l'opéra de Mozart, la mort de Don G. est de l'ordre du surnaturel, du fantastique : Mozart a accordé à ce passage une place beaucoup plus importante que Molière dans Don Juan (il a lu cette pièce). La statue engloutit Don G. dans les ténèbres, la musique de Mozart est d'une force expressive rarement égalée (utilisation très particulière des trombones, accents vigoureux de l'orchestre, introduction du chœur des damnés dans un puissant unisson…) le valet est présent : il fait son travail de domestique, le spectateur assiste comme lui, à cette mise en scène du fantastique.
Lien avec le film de Chabrol : Sophie accomplit une dernière fois sa tâche de domestique : elle fait le ménage, nous sommes ensuite plongés dans l'univers du fantastique (sortie de Sophie : les lumières des ambulances, les proportions du jardin…)

La narration après le drame
L'opéra de Mozart ne s'achève pas par la mort de Don G. mais par une narration : Leporello raconte à son entourage comment celle ci s'est passée (passage guilleret).
Lien avec le film de Chabrol : celui ci s'achève par la retransmission de la tuerie (le magnétophone volé par Jeanne —› rappel de Jeanne // Leporello). Le personnage du gendarme et le magnétophone sur le toit de la voiture ont un aspect cocasse.



En conclusion

" La cérémonie " de Chabrol ne se résume pas au passage musical de Don Giovanni. mais celui ci occupe une position stratégique dans le film.
D'autres musiques sont présentes et pourraient faire l'objet d'une étude à part entière (exemple : la scène de l'arrivée de Sophie sur le quai de la gare).
Cette analyse musicale est une piste qui nous permet de voir que ce film n'est pas une simple critique de la bourgeoisie, cette piste est exacte mais elle n'est pas la seule.
Chabrol semble connaître parfaitement l'opéra de Mozart, il fait peut-être une critique de sa propre culture ! je suppose que c'est tout à fait possible.
L'analphabétisme de Sophie est un handicap social et culturel doublé d'un dérèglement psychologique qui ne cesse de prendre de l'ampleur. La solitude de Sophie ne vient pas seulement de sa classe sociale : elle est capable de trouver une amie et les Lelièvre sont aussi isolés qu'elle. Elle était psychologiquement malade avant d'entrer au service de cette famille, le drame est lié à la personnalité des deux femmes, l'une est introvertie, l'autre extravertie et leur amitié n'est pas fondée sur une simple connivence sociale mais sur des traumatismes graves (morts non élucidées dans leurs entourages respectifs…).
Ce film, comme l'opéra de Mozart, est construit sur une alternance de passages humoristiques et graves. On peut cependant difficilement parler de comique même si le personnage de Jeanne (comme celui de Leporello***) conduit à des scènes drôles.

Pour terminer voici ce que dit Chabrol :
" J'essaie de comprendre pour quelle raison un support musical préexistant peut être plus efficace ou avoir un rôle différent, qu'une musique de film traditionnelle " les Cahiers du Cinéma 1997

Par " musique de film traditionnelle " Chabrol entend : musique composée pour le film (ne pas confondre avec la musique traditionnelle d'une région, d'une ethnie).

***
le mot italien " leporello " signifie en français : petit lièvre !!! étrange coïncidence.

Brigitte Boëdec

PS. Le roman " l'Analphabète " mérite d'être lu : l'écrivain construit le dénouement de l'enquête policière à partir des annotations musicales portées par Mme Lelièvre sur le livret de Don Giovanni. Judicieux et étonnant.
-La comparaison entre ce roman et son " adaptation " pour le cinéma par Chabrol est particulièrement intéressante.

retour sommaire