le gone du Châaba : analyse musicale
France
1998
1H35
Réal : Christophe Ruggia
Scénario : Christophe Ruggia d'après le roman de Azouz Begag
Musique : Safi Boutella
Photo : Dominique Chapuis
Montage : Nicole Dedieu
Avec : Bouzid Negnoug : Omar
Nabil Ghalem : Hacène
Galamelah Laggra : Farid

 

Etude du monde sonore du film , pistes d’interprétations.

I LES MUSIQUES "IN" : Lieux de passage entre l’enfance et l’âge adulte

a. le chant de la jeune fille :

Il est "a capella" c’est à dire sans aucun accompagnement instrumental, ceci permet de renforcer, sur le plan auditif, la solitude de la jeune fille, réelle exclue de la vie sociale.
Il s’agit d’une mélopée qui est entendue 3 fois.
Lors de ses 2 premières apparitions, nous entendions seulement la mélodie de la Princesse et nous étions plongés dans le rêve : Omar ne voyait jamais la jeune fille, il l’entendait seulement chanter
C’est seulement à la dernière audition que la source sonore est visible (dès que nous voyons Yasmina chanter, elle acquiert réalité sociale, elle est nommée, elle s’appelle Yasmina, et perd son nom poétique de Princesse.
Ce passage vocal est relié à la logique du film : Omar quitte le monde de son enfance et de ses rêves, mais il ne le sait pas encore.
Nous apprendrons que Yasmina est enfermée, la réalité devient amère à ce moment précis où la musique devient complètement "in", cependant, le frère d’Omar, en racontant une partie de l’histoire se rapproche de son jeune frère et lui rappelle ses origines. Dès que la source sonore a été identifiée, plus personne ne reverra la "Princesse", le rêve s’achève et la jeune fille disparaît de la vie des deux enfants.

On peut relire cet épisode sur un autre plan, celui d’un drame qui est seulement suggéré :
- l’attitude compulsive de Yasmina qui passe son temps à se laver n’est pas anodine, elle est en rapport direct à l’idée d’un corps souillé qu’il faut sans cesse nettoyer. A nous de comprendre.
-lorsque nous apprenons que son père la cloître nous savons en même temps que la communauté du bidonville est consentante puisque même le jeune Fahrid le sait. Il apparaît que la culture d’origine a été préservée par la communauté.
-Nous savons aussi que cette jeune fille devrait être déjà mariée, la référence à une culture dans laquelle le mariage d’une fille est décidé par le père est donnée dans le film (altercation entre Zora et son père, intervention de la fratrie masculine au sujet du maquillage)

La musique nous renseigne sur un autre plan :

la musique vocale est entièrement et directement reliée au corps : un instrumentiste a toujours la possibilité de se réfugier derrière son instrument (c’est un outil capable de produire des sons).
Si l’instrument a été mal fabriqué, les sons seront moins bons, quoique fasse l’instrumentiste. Le chanteur fait de la musique avec son propre corps.
Il y a dans ce film un processus inexorable :
dès que cette voix découvre sa réalité, sa corporéité, sa nudité, l’enfance d’Omar, le rêve de son frère s’achèvent, le bidonville commence aussi à perdre ce qui lui restait de culture originelle avant de disparaître.

Cette musique " in " est l’un des éléments qui nous permet d’accéder à de nombreuses interrogations concernant le vécu de cette communauté qui a essayé de reproduire l’organisation sociale qu’elle avait dans son territoire d’origine. Cette organisation disparaît avec l’éparpillement des habitants.

 

b. Musique instrumentale : cérémonie de la circoncision

Il s’agit d’une étape importante pour Omar puisqu’il va passer de l’enfance à l’ âge adulte. Ce passage fait partie de la réalité sociale. La musique "in" est souvent une musique qui apporte une touche de réalisme supplémentaire.
Il y a beaucoup à dire sur l’intervention de ce groupe instrumental. D’une part il s’agit d’un groupe (collectif) de musiciens et non pas d’une voix seule (à connotation sensuelle)
Pour cette intervention des musiciens, il y a relation entre l’auditif et le visuel : opposition des couleurs, ces instrumentistes sont tous habillés de la même façon, couleurs vives alors que le réalisateur nous a habitués à la couleur "boue" du bidonville. Cette couleur "marron" illumine d’ailleurs la scène de Yasmina chantant dans sa baignoire.
Ici, la musique est gaie, enlevée, le matériau sonore utilisé est simple : percussions + un instrument proche du hautbois.
Sans ambiguïté aucune sur le plan auditif, nous vivons une fête traditionnelle, mais il y a une touche artificielle sur le plan visuel : les habitants du Chaâba sont soucieux de conserver à la fois leur dignité et leur culture : les enfants sont plus propres que d’habitude, les femmes et les musiciens sont dans des couleurs chatoyantes mais, grand contraste, les pères des enfants sont habillés à la mode occidentale, opposition avec la musique qui est résolument enracinée dans la culture d’origine. Curieux mélanges qui se superposent.
Le visuel et l’auditif s’opposent : nous sommes confrontés à l’ambiguïté de leur situation.

 

II LES MUSIQUES " OFF "

On peut les classer en 2 groupes auxquels il convient d’en ajouter un 3ème qui sert de passerelle.

Les musiques extra-européennes

Elles foisonnent. Le rôle des percussions ainsi que l’utilisation de certains instruments sont caractéristiques. La flûte solo n’est pas la flûte d’orchestre symphonique, son timbre nous est étranger, il est ostensiblement celui d’un pays du Maghreb.
Les musiques de génériques (début et fin de films) sont importantes, ici elles sont résolument des musiques populaires et dominées par la rythmique, elles ponctuent régulièrement le film.

Les musiques européennes

Elles n’interviennent pas souvent mais il y a de quoi méditer sur leurs brèves apparitions.
Un thème dramatique (joué dans le registre grave accentué par une rythmique lourde)apparaît 2 fois. Il accompagne les 2 scènes où les enfants attaquent les prostituées.
Dans le premier cas, la musique se développe longuement et s’achève par le long cri d’un enfant dont on voit le visage en gros plan.
Dans le deuxième cas, le thème musical est le même mais beaucoup plus court. Parmi les enfants, certains ont désormais des affinités avec ce monde de la prostitution qui était, à l’origine, aux antipodes de leur éducation, la scène de l’attaque est également moins longue et il faut établir un rapport : ils ne sont plus en opposition avec cette intrusion négative de la société occidentale dans leur monde, il l’ont " intégrée ". Ils font des affaires et cessent d’attaquer les prostituées, ils deviennent leurs " protecteurs " (contre rémunération).
On peut penser que la musique européenne est, sans équivoque, associée à un comportement de la femme qui est réprouvé par la communauté, cette scène est à mettre en relation celle du rouge à lèvres (entre Zora et son frère) mais aussi avec la situation d’enferment de Yasmina.

Le mélange des deux musiques

Un exemple évocateur : la scène de l’incendie.
La musique, dramatique, est de style classique ( je préfère dire musique académique) mais une couche sonore se superpose, volontairement empruntée au style des percussions maghrebines dont le rôle a déjà été souligné.
Un rappel :
Ces percussions ont été le premier élément musical du film : longue introduction avant que ne commence la musique instrumentale : scène d’Omar sur le perron de sa cabane avant son départ pour l’école.

BB

 

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